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21.07.2022

Les conclusions en justice dans le procès allemand - un art en soi.

Dans l’exercice de ma profession d'avocat, j'ai déjà accueilli plusieurs étudiants français en stage dans mon cabinet. Tous ont été surpris par l'importance que peuvent jouer les aspects procéduraux et le droit de la procédure civile dans la pratique du contentieux de l'avocat. Ils n'y étaient pas du tout préparés, pensant qu'une bonne connaissance du fond du droit suffisait pour mener à bien un litige devant un tribunal. Or, cela ne suffit pas. Le succès ou l'échec d'un procès civil dépendent, en grande partie, de quelle manière et quand l’exposé des faits est présenté lors du litige devant le tribunal. Les notions suivantes sont importantes pour comprendre les explications que je souhaite donner :

- Maxime dite de disposition (« Dispositionsmaxime »), également dénommée maitrise du litige par les parties (« Parteimaxime »)

- Présentation des faits de manière concluante / non concluante

- Présentation des faits de manière substantielle / non substantielle

- Charge de la preuve et de son exposé

- Contestation et contestation par ignorance

 

Maxime de disposition

Ce principe est très difficile à comprendre pour un non-juriste. Que se cache-t-il derrière ?

Dans la procédure civile allemande, le tribunal peut en principe uniquement prendre en considération les faits présentés par les parties au litige. Les parties ont la charge de présenter elles-mêmes et intégralement les faits requis par le litige. En revanche, ce dont elles n’ont pas fait état n'existe pas pour le tribunal, qui ne peut pas non plus s’en servir pour motiver sa décision.

Le tribunal n'a pas le droit d'établir lui-même (d'office) des éléments de fait ou d'interroger les parties à ce sujet.

Pour donner un exemple : si les parties affirment qu'un accident de voiture s'est produit un samedi matin sur une chaussée sèche, le tribunal doit considérer le fait comme établi, qu’il ne peut pas remettre en cause, en affirmant par exemple que l'accident aurait pu se produire le vendredi soir sur une chaussée humide.

Présentation des faits de manière concluante / non concluante1

Je soulève ici un aspect qui peut conduire à perdre un procès civil dès son commencement, ce qui est très fréquent dans la pratique. De quoi s'agit-il ?

A l’appui d’une demande (ou une objection), la partie qui s’en prévaut doit présenter les faits constitutifs de la demande de manière complète. Par exemple, pour un vendeur d’une voiture qui réclame le paiement de son prix d'achat, il ne suffit pas de se contenter d'exiger le paiement.

Le demandeur doit également exposer que le défendeur était l'acheteur et que les deux parties étaient bien convenues d’un prix d'achat déterminé de la voiture, d’un commun accord. C’est seulement alors que la présentation des faits est considérée comme concluante. En revanche, si la présentation des faits ne contient pas les éléments constitutifs requis, elle n'est pas considérée comme concluante.

Cela apparaît simple et compréhensible. Cependant, dans la complexité des litiges, il est possible de perdre la vue d'ensemble de tous les éléments du litige. Au final, le jugement du tribunal peut conclure que la demande n'a pas été présentée de manière concluante.

 

Présentation des faits de manière substantielle / non substantielle

Cet aspect est très similaire au précédent, mais n'est pas facile à distinguer.

Il s'agit ici du fait que les parties ne doivent pas seulement présenter leur argumentation de manière concluante (abstraitement), mais également de la préciser par des éléments de fait concrets. Pour reprendre l'exemple de la vente de voiture, précité : Le demandeur doit également exposer comment, quand et où le contact avec l'acheteur a eu lieu, s'il y a eu une visite et un essai de la voiture, quand et de quelle manière acheteur et vendeur se sont mis d'accord.

Les éléments de fait abstraits sont donc complétés par des éléments de fait concrets.

Pourquoi est-ce si important ? S'il en allait autrement, tout le monde pourrait alléguer n'importe quoi de manière générale ou à l'emporte-pièce. La substantialisation signifie donc toujours de rendre crédible une affirmation.

Qu'est-ce que cela signifie dans la procédure civile ? Les arguments de fait qui ne sont pas suffisamment étayés ne sont pas pris en compte par le tribunal ; le litige peut être perdu pour cette raison. Et ceci n'est pas une question théorique, car cela se produit très souvent dans la pratique.

 

Charge de la preuve et de son exposé

Après avoir expliqué comment les faits doivent être présentés dans un litige, la charge de la preuve et de son exposé consiste à déterminer laquelle des parties doit présenter tel ou tel exposé des faits et est tenue d’en assumer la charge de la preuve.

Pour le dire simplement, une partie doit présenter et assumer la charge de la preuve pour les faits qu’elle revendique en sa faveur. Le vendeur de la voiture doit donc indiquer et prouver quand et dans quelles circonstances il a conclu avec l'acheteur un contrat d'achat d'une voiture à un prix déterminé et que le prix d'achat convenu est exigible. L'acheteur doit, par exemple, démontrer concrètement que la voiture présente de graves défauts, qu'elle n'est pas en état de marche ou qu'il a déjà réglé son prix d'achat.

Dans la pratique, il est important que chaque partie présente non seulement son argumentation de manière concluante et substantielle, mais qu'elle l'accompagne également d'une offre de preuve (écrits, audition de témoins devant le tribunal, etc.).

Les avocats n’ayant pas une grande expérience en matière de contentieux commettent ici de nombreuses erreurs sur lesquelles je ne souhaite pas m'attarder et simplement en donner deux illustrations.

Toute allégation doit être accompagnée d'une offre de preuve appropriée. Ce serait donc une erreur de formuler plusieurs allégations (appelées affirmations groupées) et les justifier ensuite par plusieurs offres de preuve (appelées offres de preuve groupées).

Exemple :

Le 16 juillet 2022, la température extérieure à Munich a atteint 30 ° C. à 14 heures. Ce jour-là, M. Meier est allé nager dans la mer avec son épouse sur la plage d'Honolulu.

Offre de preuve : obtention d'un rapport d'expertise et audition de l'épouse de M. Meier en tant que témoin.

Avec une telle présentation des faits, le tribunal ne peut savoir quelle offre de preuve est faite pour quelle affirmation. Les deux offres de preuve sont faites en commun pour les deux affirmations. Cependant, l'expert ne peut pas réaliser d’expertise concernant l'affirmation n° 2 et l'épouse ne peut pas faire de déclaration en tant que témoin concernant l'affirmation n° 1. Le tribunal pourrait donc qualifier l'exposé de "non dûment prouvé". Il serait donc approprié de séparer les deux affirmations et de relier chacune d’entre elle séparément à une offre de preuve appropriée.

Une autre erreur que l'on observe fréquemment est le mélange d'arguments de fait et de droit. Même dans ce cas, il peut arriver que le tribunal ne tienne pas compte d'un tel exposé.

Exemple :

Le 16 juillet 2022, la température extérieure à Munich a atteint 35 °C à 14 heures et le défendeur n'était donc pas tenu de payer le prix d'achat.

Il est donc très important de séparer clairement dans les conclusions la présentation des faits et les arguments de nature juridique.

Les mauvaises conclusions se reconnaissent à la quantité d'erreurs de ce type qu'elles contiennent, à savoir des affirmations groupées, des offres de preuve groupées sans attribution correcte à des faits déterminés, un mélange commun de faits et arguments juridiques.

 

Contestation et contestation par ignorance

C'est maintenant le dernier aspect, difficilement compréhensible pour un non-juriste. Il est pourtant étroitement lié à la compréhension des points exposés ci-dessus.

Toute partie peut répliquer à chaque affirmation de l'autre partie

  • en contestant de manière positive l'exactitude de l'affirmation, c'està-dire en affirmant que l'affirmation est fausse. Il est important de noter que la partie qui réplique doit également exposer de manière circonstanciée les raisons pour lesquelles elle pense que l'affirmation est fausse. Il ne suffit donc pas d'affirmer de manière générale "ce n'est pas vrai", car cela constituerait une contestation globale qui serait rejetée par le tribunal. Il convient également d’exposer pourquoi ce n'est pas vrai.
  • en contestant par ignorance ; la partie adverse réplique an alléguant simplement qu'elle ne sait pas si l'affirmation de l‘autre partie est vraie ou non. Une telle contestation par ignorance n'est toutefois légitime que si le fait affirmé peut être légitimement ignoré par l’autre partie. Par exemple : A et B vivent en Allemagne. A affirme qu'il a remis la somme de 1.000 € à C en France.

Il s'agirait d'une affirmation que B pourrait contester par ignorance s'il n'était pas présent lors de la remise de l'argent à C.

Le tribunal demandera seulement à la partie ayant présenté les faits de les prouver

  • s’il considère ces faits décisifs pour son délibéré
  • si la partie ayant exposé ces faits en a apporté la preuve de manière concluante et substantielle et a fourni une offre de preuve appropriée
  • si la partie adverse a contesté ces faits de manière correcte et substantielle ou ne les a pas contestés par ignorance.

Si la présentation des faits n’est pas concluante ou substantielle, le tribunal n'en demandera pas la preuve, mais ne tiendra pas compte de ces faits.

Si la présentation des faits est concluante et substantielle, sans être accompagnée d'une offre de preuve et non contestée par la partie adverse, la partie considérée est considérée comme étant "en défaut de preuve". Cela signifie qu'elle n'a pas apporté de preuve pour les faits dont elle se prévaut.

Si la présentation des faits est concluante et substantielle, mais que la partie adverse ne le conteste pas ou ne le conteste pas correctement, les faits sont considérés comme correctement présentés. Même dans ce cas, le tribunal n'a pas besoin de demander des preuves de ces faits.

L'avocat doit donc veiller à présenter des faits concluants et aussi substantiels que possible étayés par des offres de preuve appropriées, mais aussi étudier attentivement les conclusions de la partie adverse et vérifier quelles affirmations de la partie adverse doivent être contestées. Car il peut survenir que certaines affirmations de la partie adverse soient considérées comme non contestées.

 

Brève réflexion dans le contexte international

Ce droit de la procédure civile est très particulier et typiquement allemand, du type "Ingenieur-klein-klein"2. Il diffère en de nombreux points des droits processuels étrangers. Il est donc très important pour les étrangers qui sont confrontés à un procès civil en Allemagne de ne pas le sous-estimer et surtout de ne pas insister sur leur propre compréhension du droit. Je connais cela, car j'entends très souvent des clients français dire "En France ça ne se passe pas comme ça". Mais à l'inverse, il arrive également que des clients allemands manifestent beaucoup d'incompréhension concernant le système juridique français et qu'ils ne choisissent de ne pas s'y engager.

Mais il existe encore un autre aspect qui me semble important.

Une assignation déposée devant un tribunal civil allemand doit être motivée de manière très complète dès le commencement de la procédure. L'exposé des faits doit être aussi concluant et substantiel que possible. Chaque affirmation doit être accompagnée d'une offre de preuve, car le demandeur doit partir du principe que son exposé sera contesté. Ceci implique un travail de préparation très important pour l'avocat du demandeur. L’avocat qui néglige ce travail de préparation risque de voir sa demande rejetée à un stade très précoce du litige. Avec des conséquences amères et coûteuses, car il faut aussi le savoir : Dans les litiges de nature civile allemands, la partie gagnante ne supporte aucuns coûts ou frais, tandis que la partie perdante doit payer, outre ses propres frais d'avocat, les frais d'avocat de la partie adverse et même les frais de justice (à la différence de la France, la justice est payante en Allemagne et les frais de justice sont fonction de la valeur du litige). C'est aussi une des raisons pour lesquelles une assignation ne peut être déposé à la va-vite devant un tribunal allemand.

Il en va autrement, par exemple, aux États-Unis : il existe une procédure dite de « pre-trail discovery ». Pour intenter une action en justice, on peut se contenter d'abord d'un bref résumé (même incomplet) de la demande. Dans le cadre de la „discovery“, d'autres informations et preuves sont collectées. Il est intéressant de noter que la partie adverse est également tenue de divulguer les informations qui lui sont défavorables et de présenter les documents correspondants. Une obligation de coopération aussi étendue de la part du défendeur n'existe pas dans la procédure civile allemande ; ici, le défendeur peut se comporter de manière relativement passive et attendre de voir si le demandeur parvient à motiver sa demande de manière concluante et substantielle avec tous les moyens de preuve requis.

Il en va de même dans les procédures d'arbitrage internationales. Ici encore, je constate que les parties allemandes restent toujours très marquées par des règles de la procédure civile allemande et qu'elles s'y fient et ce, alors que ces règles ne s'appliquent généralement pas de manière habituelle. Il suffit de consulter les règles de la CCI pour se persuader que tout peut être totalement différent.

 
Gerhard Greiner
Rechtsanwalt

 

 

1 Les termes de „Schlüssig“ /„Schlüssigkeit“ sont très difficiles à traduire en français, car ils n’appartiennent pas au vocabulaire juridique français. Il fait référence à un concept abstrait. Une assignation est considérée concluante lorsque le demandeur expose tous les faits qui, à les supposer exacts, justifieraient sa demande sur le fond.

2 Que l’on peut traduire par « de petit mécanicien ».